Le carnet de création de Katerina Andreou

Katerina Andreou nous montre ici des extraits de sa recherche pour la création BSTRD.

© Katerina Andreou

Une interview de Katerina Andreou

au sujet de BSTRD

Que signifie votre titre, BSTRD ?

Il s’agit en fait du mot “bastard”, c’est-à-dire bâtard en anglais. Il est écrit selon un usage aujourd’hui répandu, sans les voyelles, pour déjouer les effets de censure des algoritmes de certains réseaux sociaux, qui traquent les mots « à problèmes ». En l’occurrence, cette notion du bâtard m’intéresse, dans sa façon de combiner l’idée d’une impureté identitaire, et le désir, néanmoins, de retrouver une légitimation, l’expression d’un désir d’appartenance, de reconnaissance.

Et vos intentions exposent une dualité entre une notion d’autorité d’une part, et d’autonomie d’autre part. Une autorité toujours s’exerce sur une personne, un projet, une démarche. Une poussée d’autonomie s’oppose à cette autorité. Il y a un conditionnement, inévitable. Il y a aussi un libre-arbitre. Finalement, c’est exactement ce que vous énonciez déjà à propos de  votre précédente pièce, la première, elle aussi un solo, sous le titre A Kind of Fierce.

Il y a effectivement une question autour de laquelle je continue de tourner. Mais ce n’est pas un Graal. C’est une problématique. Elle se développe. Et je déplace les outils pour l’aborder. Cette fois-ci, c’est pleinement dans le rapport au son – la house – qu’opère cette dualité dynamique. Comme vous l’avez rappelé, la tension joue entre rapports d’autorité et d’autonomie, et le libre-arbitre est le grand point d’interrogation : où donc se manifeste-t-il ? C’est quelque chose qui travaille à même la danse.
Je considère le conditionnement comme une donnée inévitable. Il serait naïf de le nier. Il faut donc l’amener sur scène, et là, à travers le processus, dégager un chemin, qui peut être très simple, où le libre-arbitre se manifeste face au son. J’assume cela de façon absolument littérale. Dans BSTRD la danse se développe sur la musique, très littéralement. Dans le processus sont apparues des phases dramaturgiques plus complexes, avec des matériaux plus divers, plus scénarisés. J’ai décidé d’en revenir finalement à ce seul matériau littéral.
Ma radicalité se situe dans cette littéralité : un corps insiste, face à un son qui insiste. Notez bien : je n’emploie pas ici le mot de répétition. Dans cette notion de répétition, une place se crée pour reconnaître la composition, la structure, de manière lisible. Je préfère l’idée d’insistance, qui touche plus à la matière, au noyau.

Sur un plateau surélevé, le seul élément scénographique, hormis des mots projetés au mur, est une platine, sur laquelle vous activez vous-même l’écoute d’un disque vinyle. Ainsi cumulez-vous les rôles de D-Jay et de danseuse.

Pas vraiment, puisqu’il n’y a pas de mix entre divers sons sur plusieurs platines. Je me contente de déclencher ou suspendre l’écoute. Cela dit, j’ai effectivement créé moi-même le son, avec la collaboration d’Eric Yvelin. Et cette musique, je la danse. J’ai peu inventé, puisque tel n’était pas l’enjeu : il y a là une collecte de sons et de gestes et postures, qui existaient déjà antérieurement. D’ailleurs, presque tout le monde fait ça, mais tout le monde n’en a pas conscience, sans compter ceux qui préfèrent le taire.
Moi je collecte, je le dis, parce que je suis plus consciente, ainsi, de ce qui me manipule dans la matière. J’en reviens à la notion de conditionnement. Je me suis beaucoup entraînée, physiquement, en-dehors même du studio. Cela m’intéresse beaucoup, parce qu’un tel entraînement consiste d’abord à déconstruire une physicalité installée, pour en produire une autre, et dégager un réseau de forces. Lorsque j’arrive sur scène, me voici en état d’activer cela très facilement.

Qu’est-ce qui vous intéresse dans la house ? Par opposition à la techno, on en a une image plutôt groovy, sensuelle et dansante, dans le flow. Or, le son de BSTRD ne corrrespond pas à cela. Il est plutôt sec et âpre…

De la house, c’est son corps qui m’intéresse, plutôt que sa musique. Soit un corps conçu sur le son. J’ai voulu éviter qu’on reste capté par la référence à un produit très reconnaissable de l’industrie musicale. Place au corps : un corps house qui travaille selon un principe de mixage. Le bassin tape sur le beat. C’est la base. Et là-dessus, chacun injecte des apports très divers (souvent caraïbéens, dans la house canonique des clubs). Et ça finit par produire une grammaire gestuelle originale, assez clairement définie par les gens que ces choses là intéressent. A côté de cela, je produis une étude, la mienne. Elle ne consiste surtout pas à me laisser emporter par une transe. J’y suis au travail. Et ça se voit.

Toutefois, cela soulève immédiatement deux questions. Pratiquez-vous un mouvement  rigoureusement contrôlé, ou bien peut-il se produire du débordement. Deuxième question, différente mais sans doute liée : y a-t-il une part de jubilation lorsque vous dansez cela ?

Encore une fois, tout réside dans ce qu’on entend dans la notion d’écriture du mouvement. C’est sûr, je n’arrive pas dans cette danse avec un mouvement écrit, quasiment sur le papier, dans la conception classique. Je plonge dedans, et me contente de quelques rendez-vous pour des actions, des pauses, qui sont prévus. J’ai un bagage de mouvements, que je porte avec moi : des sauts, des petits sauts, des talons qui frappent beaucoup au sol, un bassin très mobile. Puis c’est en free style, avec beaucoup d’autres ingrédients qui viennent se manifester.
Donc, il peu se produire du débordement, tout comme il peut se produire de l’accident. Il y a des marges pour ça. Et c’est exactement là que le plaisir peut se manifester. Sans quoi, celui-ci aurait peu de raison de survenir : je suis seule sur scène, avec un son qui ne cesse d’insister, et un minimum d’actions pour relancer un peu mon intérêt, et celui des spectateurs. Si bien que l’arrivée du débordement, voire seulement l’idée que cela puisse arriver, me donne du plaisir.
Vous avez tout à fait raison de combiner ces deux questions. Tout est là. Tout est dans ma façon d’osciller entre le plaisir, et l’effort soutenu pour assumer qu’il y a quelque chose à produire et à donner à voir. Sans cette oscillation, il y aurait un risque que ça se dramatise dans un sens psychologisant. Ici demeure une certaine légèreté, à ne pas confondre avec de la frivolité. C’est la légèreté qui permet la prise de distance, la conscience d’une posture critique ; finalement la possibilité de brouiller des pistes qui, sans cela, seraient exagérément collées l’une sur l’autre.

BSTRD est un solo, comme l’était déjà A Kind of Fierce. Choix pleinement artistique ? Ou contrainte matérielle des moyens dont vous disposez ?

PA Kind or Fierce avait connu des pressions qui en avaient précipité la réalisation. D’où mon envie, satisfaite avec BSTRD, de renouer avec un processus qui soit protégé de toute précipitation. Il me fallait résoudre pleinement des questionnements intimes par rapport à mon travail, qui est encore neuf. Il était trop tôt pour me lancer dans un format de projet qui supposerait que j’aie à gérer mes inquiétudes en les combinant avec les inquiétudes d’autres personnes sur le plateau.
Voilà qui est réglé. J’ai beaucoup mûri dans ma méthodologie. J’ai dépassé la crainte d’être déstabilisée. Je le ressens intuitivement. J’ai à présent envie, besoin, de me confronter à des interlocuteurs sur le plateau. D’ailleurs, en position d’interprète, je me suis toujours trouvée accompagnée, à plusieurs.

Même si vous travaillez essentiellement en France, vos liens avec la Grèce, ce pays qui souffre terriblement sur le plan social et économique, affectent-ils votre démarche ?

Je crois que ma thématique autour des rapports d’autorité et d’autonomie doit beaucoup à mon expérience de vie en Grèce. Ma réponse sera très banale : un corps qui insiste prend un sens particulier, quand cela se produit à Athènes. C’est là-bas que je créais BSTRD voici un mois. Et il n’est pas interdit de décler quelques traces de danses grecques dans mes pas.
Cela dit, je dois avouer une forme de culpabilité que j’ai éprouvée : à Athènes, j’étais soutenue par la Fondation Onassis. Même seule sur scène, je bénéficiais de conditions très confortables, en comparaison des autres artistes, sans parler du reste de l’environnement humain. Mais à la base, le fait d’avoir abandonné la carrière d’avocate que j’avais entamée, pour assumer les aléas et la précarité d’un parcours d’artiste, a signifié ma réflexion aiguë sur ce qu’est le conditionnement. Et cela a à voir avec le fait d’avoir grandi et d’avoir été formée en Grèce.


Propos recueillis par Gérard Mayen le 28 mai 2018, entrentien apparu dans DanceCanalHistorique.

Katerina Andreou est danseuse, chorégraphe et musicienne, née à Athènes. Après ses études en droit à l’Université d’Athènes, elle entre à l’École Supérieure de Danse d’Athènes. En 2011, elle intègre le CNDC d’Angers. Elle a collaboré avec les artistes DD Dorvillier, Emmanuelle Huynh, Lenio Kaklea, Anna Gaïotti, Ana Rita Teodoro, Dinis Machado et Jocelyn Cottencin. Elle a reçu le prix Jardin d’Europe au festival ImpulsTanz en 2016 pour sa pièce A Kind of Fierce. Elle est Panorama Artist au sein du réseau Departures and Arrivals. Ce projet a été accueilli en résidence accueil-studio au CCNO en 2018. Elle prépare actuellement un duo, Zeppelin Bend (mai 2020).



BSTRD

samedi 4 avril, 21h